II
UN HOMME FORT HONNÊTE

Bryan Ferguson tira sur les guides de son cabriolet et regarda son ami descendre le chemin qui menait à l’auberge. La Tête de Cerf était installée dans un endroit agréable, le petit hameau de Fallowfïeld, sur l’Helford. Il faisait presque nuit, mais, par cette belle soirée de juin, on distinguait encore le ruban argenté du fleuve derrière une rangée de grands arbres. L’air était rempli de chants d’oiseaux et de bruissements d’insectes.

John Allday avait mis sa meilleure vareuse bleue, la vareuse aux boutons dorés dont Bolitho lui avait fait cadeau. Les boutons étaient aux armes des Bolitho et Allday en rougissait encore de fierté : il faisait partie de la famille, comme il l’avait répété maintes fois.

Ferguson voyait bien que son ami était dans ses petits souliers. Il ne l’avait jamais connu aussi nerveux depuis sa première visite au Cerf, après qu’il eut sauvé la vie de sa propriétaire : Unis Polin, veuve d’un second maître qui avait servi à bord du vieil Hypérion. Deux cheminots l’avaient attaquée alors qu’elle transportait ses maigres biens jusqu’à sa nouvelle demeure.

Ferguson réfléchissait. Avec sa tête, tannée comme du cuir, sa belle vareuse bleue et son pantalon de nankin, Allday était l’image même du mathurin, le rempart qui s’élevait contre la France ou tout autre ennemi qui aurait le front de s’en prendre à la marine de Sa Majesté britannique. Il avait tout vu, tout fait. Et de rares privilégiés savaient qu’il était bien plus que le maître d’hôtel du vice-amiral Sir Richard Bolitho. C’était aussi son ami. Ceux-là avaient peine à les imaginer l’un sans l’autre.

Mais, ce soir-là, Ferguson ne reconnaissait plus cet homme d’habitude si sûr de lui. Il se hasarda tout de même.

— Alors, John, on hésite ?

Allday s’humecta les lèvres.

— Je peux bien te le dire à toi, mais je ne le dirais à personne d’autre, je suis sous le vent de la bouée. J’ai souvent pensé à cet instant, à elle. Lorsque l’Anémone montrait sa doublure, pendant qu’on donnait du tour à la pointe de Rosemullion, j’avais du mal à regarder devant moi. Et à présent…

— T’as peur de passer pour un imbécile ?

— Ouais, quelque chose de ce genre. Tom Ozzard est de cet avis.

Ferguson hocha la tête.

— Oh, lui ! Qu’est-ce qu’il y connaît aux femmes ?

Allday le regarda :

— Ben tu vois, ça, j’en suis pas trop sûr.

Ferguson lui toucha le bras. Il était dur comme du bois.

— C’est une gentille. Juste ce qu’il te faut quand tu mettras sac à terre. Cette foutue guerre ne peut pas durer encore bien longtemps.

— Et Sir Richard ?

Ferguson se tourna vers le fleuve qui rouait ses eaux sombres. Voilà, c’était ça. Il l’avait bien deviné. Le vieux chien se faisait du mouron pour son maître, comme d’habitude.

Allday prit son silence pour de la désapprobation.

— Je ne l’abandonnerai pas. Tu l’savions ben !

Ferguson engagea le poney dans la descente.

— C’est seulement hier que t’as j’té l’ancre et depuis c’moment, tu es là, buté comme un vieil ours. Tu pourrais pas penser à aut’chose, des fois ?

Il lui fit un grand sourire :

— Bon, on verra bien, pas vrai ?

C’était la veille de la Saint-Jean, une fête qui remontait au paganisme, même si on l’avait habillée de traditions chrétiennes.

Les vieux se souvenaient encore du temps où l’on célébrait cette fête après le coucher du soleil en allumant des feux dans toute la campagne. On y jetait des fleurs sauvages et des herbes. Lorsque tout était en place, les couples de jeunes gens sautaient main dans la main à travers les flammes, ce qui était supposé porter chance. On récitait des formules rituelles en vieux cornouaillais. La fête était accompagnée de ripailles et de beuveries, des esprits chagrins prétendaient que tout cela avait plus à voir avec la sorcellerie qu’avec la religion.

Mais, aujourd’hui, tout était calme, même si l’on apercevait des feux épars dans le lointain. Quelque fermier ou propriétaire célébrait la fête avec ses ouvriers. On avait cessé d’allumer des guirlandes de feu depuis que le roi de France avait été décapité et que la Terreur avait dévasté le pays comme une traînée de poudre. Si quelqu’un avait été assez imprudent pour remettre en vigueur la vieille coutume, on aurait rappelé tous les paysans et la milice aux armes, car une chaîne de feux était désormais synonyme d’invasion.

Ferguson fit jouer ses rênes. C’était presque l’heure, il fallait qu’il tire quelque chose au clair. Il avait entendu parler de cette vieille blessure qui avait failli le tuer aussi sûrement qu’un boulet ennemi lorsqu’il s’était porté au secours de cette femme attaquée par deux voleurs. Allday était capable de croiser le fer avec n’importe qui et de se battre comme un lion tant que sa blessure le laissait tranquille. Mais il y avait un long chemin à faire pour rentrer de l’auberge jusqu’à la maison des Bolitho à Falmouth. Et un chemin sombre : tout pouvait arriver.

Il lui demanda sans ménagement :

— Si elle se montre gentille avec toi, John – enfin, si…

Contre toute attente, Allday lui fit un grand sourire.

— Je ne vais pas passer la nuit ici, si c’est ce que tu veux dire. Sa réputation en prendrait un coup. Pour la plupart des gens, elle reste une étrangère.

Soulagé, Ferguson s’écria :

— Une étrangère qui vient du Devon !

Il prit un air grave comme ils pénétraient dans la cour.

— Faut que j’aille rendre visite au vieux Joshua, le maçon.

Il s’est blessé sur nos terres, voilà quelques jours, et madame m’a demandé d’aller lui porter quelques petites choses pour le réconforter, le temps de se remettre.

Ce qui fit ricaner Allday :

— Du rhum, c’est ça ? – puis redevenant sérieux : Mon Dieu, Bryan, tu aurais dû voir Lady Catherine quand on était dans cette chaloupe de merde – il hocha la tête : Sans elle, je me demande si on en serait sortis vivants.

La petite voiture s’enfonça dans le sol quand Allday en descendit.

— On se retrouve à ton retour.

Lorsque Ferguson reprit le chemin, Allday était toujours planté devant la porte de l’auberge.

Il empoigna la grosse poignée en fer comme s’il était sur le point de lâcher une bête sauvage et poussa la porte. Sa première impression fut que les lieux avaient changé. Fallait-il y reconnaître la main d’une femme ?

Un vieux paysan était assis près de l’âtre vide, une chope de bière à la main et, dans l’autre, une pipe qui semblait éteinte depuis longtemps. Un chien de berger couché à ses pieds se contenta de suivre Allday du regard alors qu’il fermait la porte derrière lui. Deux négociants, fort bien mis, se retournèrent, soudain inquiets à la vue de la vareuse bleue et des boutons dorés. Ils croyaient sans doute qu’il s’agissait d’un détachement de presse qui faisait une rafle de dernière minute pour trouver des recrues. Par les temps qui couraient, il n’était pas rare que des marchands innocents se fassent cueillir ainsi, car la presse devait sans relâche chercher de quoi satisfaire les besoins de la Flotte. Allday avait même entendu parler d’un jeune marié arraché aux bras de son épouse alors qu’ils franchissaient le porche de l’église. Ferguson avait raison, la plupart des gens se trouvaient sans doute aux fêtes de la Saint-Jean qui se donnaient un peu partout. Ces deux-là se rendaient probablement au marché de Falmouth, et avaient prévu de passer la nuit ici.

Tout était fait pour vous accueillir. Le parfum des fleurs, une table sur laquelle était posé un assortiment de bons fromages, des pintes à bière accrochées, tout ce à quoi peut rêver un homme de la campagne quand il est loin de chez lui. Ceux engagés dans les escadres de blocus, ou qui, embarqués à bord de frégates comme l’Anémone, ne mettraient pas le pied à terre pendant des mois, peut-être des années.

— Et qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Allday se retourna d’un bloc pour découvrir un homme assez grand, sûr de lui, qui portait un tablier vert, et qui le regardait par-dessus les fûts de bière. Lui aussi, à n’en pas douter, pensait qu’il faisait partie de la presse honnie. Les détachements de presse ne venaient pas souvent dans les auberges, car cela aurait fait fuir la clientèle. Cet homme rappelait vaguement quelque chose à Allday, mais on devinait surtout chez lui du dépit, de la rancœur. Il était trop bête, il aurait dû s’en douter. Et qui sait, Ozzard, si discret, avait peut-être tenté de lui éviter cette blessure.

— J’ai une fameuse bière de Truro, je suis allé la chercher moi-même.

L’homme croisa les bras et Allday aperçut un tatouage fort voyant : deux drapeaux croisés et le numéro 31. Cela le fit souffrir davantage. Même pas un marin. Presque pour lui-même, il dit :

— Le 31e d’infanterie, le vieux régiment du Huntingdonshire.

L’homme le regarda, un peu surpris.

— Tiens, c’est étrange, vous savez ça ?

Il commença de contourner les barriques et Allday entendit le martèlement caractéristique d’une jambe de bois. Il s’approcha, plaqua sa main dans celle d’Allday, complètement transformé.

— Je suis vraiment un imbécile, j’aurais dû deviner ! Vous êtes John Allday, celui qui a sauvé ma sœur de ces bêtes féroces.

Allday l’examina attentivement. Ma sœur. Bien sûr, il aurait dû voir la ressemblance. Les mêmes yeux. L’homme reprit :

— Je m’appelle John, moi aussi. J’ai été boucher dans ce vieux trente et unième, jusqu’à ce que je perde ça.

Allday le voyait revivre tous ces souvenirs. Comme Bryan Ferguson et tous les malheureux matelots qu’on voyait dans chaque port, sans parler de ceux qu’il avait vu passer par-dessus bord, cousus dans leur hamac, tels des détritus.

— Il y a une chaumière juste à côté, et quand elle m’a écrit pour me demander…

Il se retourna et annonça doucement :

— Mais la voilà, grâce à Dieu.

— Bienvenue au pays, John Allday.

Elle était toute mignonne et proprette dans sa robe neuve, les cheveux soigneusement ramassés au-dessus des tempes. Il lui dit timidement :

— Vous êtes faite à peindre… euh, Unis.

Elle continuait à le regarder fixement.

— Je me suis habillée spécialement pour vous quand j’ai appris que Sir Richard était de retour. Je ne vous aurais jamais plus adressé la parole si…

Puis elle courut vers lui et le serra dans ses bras, à lui en couper le souffle, alors qu’elle lui arrivait à peine à l’épaule. Allday aperçut derrière elle le petit salon et la maquette du vieil Hypérion qu’il lui avait offerte.

Comme deux autres voyageurs faisaient leur entrée, elle le conduisit au salon. Avec un sourire entendu, son frère John ferma la porte derrière eux.

Elle le poussa littéralement dans un fauteuil et lui dit :

— Je veux que vous me racontiez tout, tout ce que vous avez fait. J’ai trouvé un fameux tabac pour votre pipe – un douanier m’en a apporté. J’ai jugé inutile de lui demander il l’avait trouvé.

Elle s’agenouilla devant lui en le regardant intensément.

— Je me suis fait tant de souci pour vous. Chaque fois qu’un paquebot arrive, on a des nouvelles de la guerre. J’ai prié pour vous, vous savez…

Bouleversé, il vit des larmes tomber sur sa poitrine, cette poitrine que les cheminots avaient essayé de dénuder, ce fameux jour. Il lui dit :

— Quand je suis arrivé, à l’instant, j’ai d’abord cru que vous vous étiez lassée de m’attendre.

Elle renifla et s’essuya les yeux avec son mouchoir.

— Et moi qui voulais me faire belle pour vous !

Elle lui fit un grand sourire.

— Vous avez cru que mon frère était un peu plus que ça, pas vrai ?

Puis, d’un ton plus ferme :

— Je n’ai jamais reproché à Jonas d’être marin, et je ne vous le reprocherai jamais non plus. Il suffit que vous me disiez que vous êtes revenu pour moi et pas pour une autre.

Elle disparut avant qu’Allday ait eu le temps de répondre et revint avec un cruchon de rhum. Elle le lui mit dans les mains et les enserra entre les siennes.

— Maintenant, vous restez assis ici et vous vous fumez une bonne pipe.

Elle se releva, les poings sur les hanches.

— Je vais vous préparer des vivres, cela vous fera sûrement du bien après ce que vous avez pratiqué à bord !

Elle était excitée comme une petite fille.

Allday attendit qu’elle se fût approchée du buffet.

— Mr Ferguson va venir me rechercher un peu plus tard.

Elle se retourna et il vit qu’elle avait compris ce qu’il voulait dire.

— Vous êtes un bien honnête homme, Mr Allday.

Elle se rendit à la cuisine pour aller « aux vivres », non sans lui jeter par-dessus son épaule :

— Mais vous auriez pu rester, tout aussi bien. Je tiens à ce que vous le sachiez.

Il faisait nuit noire et il n’y avait qu’un croissant argenté pour éclairer le ciel lorsque Ferguson arriva dans la cour de l’auberge avec son poney et sa voiture. Il attendit de voir la silhouette d’Allday émerger de l’obscurité, et la voiture dansa un peu.

Allday se retourna vers l’auberge où seule une fenêtre était encore éclairée.

— Je t’aurais bien fait entrer t’en jeter un, Bryan, mais je préfère attendre qu’on soye à la maison.

Bryan était trop inquiet pour sourire. C’était sa maison, la seule qu’il possédât.

Ils reprirent le chemin sans mot dire. Le poney encensa un peu au passage d’un renard, entraperçu à la lumière des lanternes. Des feux de la Saint-Jean brillaient un peu partout, il y allait avoir quelques maux de têtes quand l’aube ramènerait les hommes aux champs et dans les laiteries. Ferguson n’y tint plus.

— Alors, John, comment ça s’est passé ? A sentir ton haleine, je devine qu’elle ne t’a pas laissé mourir de soif ni de faim !

— On a causé.

Il songeait à la caresse de ses mains sur les siennes, à sa façon de le regarder, et à ses yeux rieurs.

— Le temps a passé bien vite. Pas plus long qu’un quart du soir.

Il pensait aussi à ce ton particulier qu’elle avait pris en lui disant par-dessus l’épaule : « Mais vous auriez pu rester, tout aussi bien. Vous le savez. » Un bien honnête homme. Il ne s’était encore jamais considéré ainsi.

Il se tourna sur son siège et dit, un peu hésitant tout de même :

— On va se marier, y a pas d’erreur là-dessus !

 

Les deux semaines qui s’écoulèrent après le passage rapide de l’Anémone à Falmouth passèrent comme l’éclair. Bolitho et sa Catherine profitèrent de cette période pour s’amuser et se redécouvrir. Leurs jours et leurs nuits étaient consacrés à l’amour qui les laissait épuisés dans les bras l’un de l’autre. Au début, ils avaient éprouvé une certaine timidité, comme le jour du retour de Bolitho. Ils étaient montés à cheval tels deux conspirateurs, étaient descendus jusqu’à la petite crique qu’ils appelaient leur anse. Cela leur permettait d’échapper à ceux qui les réclamaient et de se retrouver seuls. L’anse formait un mince croissant de sable blanc caché entre deux hautes falaises ; les contrebandiers l’avaient utilisée dans le temps, du moins ceux qui étaient assez audacieux ou inconscients pour tenter le passage entre les récifs déchiquetés. Puis, un jour, un rocher était tombé, fermant définitivement la passe.

Abandonnant leurs montures sur le sentier de la falaise, ils étaient descendus jusqu’au sable ferme. Arrivée là, elle avait ôté ses bottes et laissé l’empreinte de ses pieds nus sur la grève. Ils s’étaient étreints, elle avait senti cette timidité soudaine qui s’emparait de lui, l’hésitation d’un homme qui ne se sent pas sûr de lui, doutant peut-être de sa capacité à l’aimer.

C’était leur endroit à eux et il en serait toujours ainsi. Il l’avait regardée se défaire de ses vêtements, comme elle l’avait fait à bord du Pluvier Doré, au début de l’épreuve qu’ils allaient endurer, mais elle avait montré une passion, une sorte de sauvagerie qu’il ne lui avait jamais connue jusqu’alors. Le soleil jouait sur leur nudité, ils étaient tombés sur le sable chaud avant de comprendre que c’était la renverse. Ils s’étaient jetés dans la mer qui léchait la rive en bruissant, se laissant lessiver par l’eau, riant aux éclats. Puis, sautant d’un rocher à l’autre, ils étaient allés se réfugier sur une autre plage.

Il y avait eu aussi ces soirées, consacrées aux réceptions officielles. Lewis Roxby avait mis les petits plats dans les grands et organisé des banquets somptueux à la hauteur de son surnom, le « roi de Cornouailles ». Ils avaient eu des moments de tranquillité, partageant leurs souvenirs, ceux qui leur revenaient lorsqu’ils traversaient à cheval la propriété et les villages alentour. Des têtes connues, des nouveaux venus également, les saluaient avec une chaleur telle que Bolitho n’en avait encore jamais rencontrée. L’étonnement qu’ils suscitaient lorsqu’ils étaient ensemble lui était plus familier. Apparemment, tout le monde trouvait inconcevable que le vice-amiral, le plus fameux des enfants de Falmouth, choisisse de se promener sur les sentiers ou au flanc des collines comme n’importe quel pékin. Mais il avait appris depuis longtemps que, après avoir connu l’ambiance confinée d’un vaisseau du roi, après la routine lassante et les contraintes du commandement, un officier qui n’exerçait pas son corps et son esprit était un insensé.

Ce que leur avait annoncé Allday les avait pris totalement au dépourvu.

— Ah ça, mon vieux, s’était exclamé Bolitho, cela fait très très longtemps que je n’ai pas appris d’aussi bonne nouvelle !

Catherine l’avait embrassé sur la joue, mais l’air hésitant d’Allday l’avait étonnée.

— Je suis un homme compliqué, répétait-il, ainsi qu’il le faisait souvent, comme si le plaisir que manifestait quelqu’un d’autre ébranlait ses certitudes.

Ils étaient allongés dans leur lit à écouter le grondement sourd de la mer par les fenêtres ouvertes. Elle lui avait dit :

— Tu sais ce qui le trouble tant, Richard ?

Elle s’était blottie contre lui, ses longs cheveux brillaient à la lumière de la lune. Il l’avait serrée plus fort, la main posée sur son dos nu, encore moite de leurs derniers ébats.

Il avait hoché la tête.

— Oui, il craint que je ne l’abandonne à terre. Oh, Kate, si tu savais combien il me manquerait ! Mon chêne. Mais tu ne peux imaginer le plaisir que j’éprouverais si je savais qu’il est enfin en sécurité, qu’il peut jouir d’une nouvelle existence avec sa femme que je ne connais pas encore.

Elle avait posé son doigt sur ses lèvres :

— Il décidera quand il voudra, Richard, à son rythme.

Puis elle changea d’humeur, ce retour à la réalité leur avait rappelé à tous deux que le monde existait en dehors d’eux.

Elle l’avait embrassé très lentement.

— Imagine que je prenne sa place ? J’ai déjà porté l’habit de matelot, dans le temps. Qui remarquerait que tu as un nouveau maître d’hôtel ?

Ferguson, qui fumait une dernière pipe dans l’air nocturne tout embaumé, l’avait entendue rire, ce rire qu’il connaissait si bien. Il était heureux pour eux, et triste à la fois qu’ils ne puissent en profiter plus longtemps.

Ils avaient eu des nouvelles de Valentine Keen, de retour dans sa maison du Hampshire. Zénoria lui avait donné un fils prénommé Perran Augustus. A en juger par le ton de sa lettre, Keen ne se sentait plus de fierté ni de joie. Un fils : à ses yeux, c’était déjà un futur amiral.

Bolitho s’était interrogé sur le choix de ce prénom, Perran, un très vieux prénom cornouaillais. Zénoria avait dû insister, peut-être pour se protéger de la famille de Keen, plutôt envahissante.

Catherine lui avait seulement dit :

— C’était le prénom de son père.

Elle s’était rembrunie et Bolitho s’était demandé si ce n’était pas à cause de ce triste passé. Le père de Zénoria avait été pendu pour un crime qu’il avait commis en se battant pour défendre les droits d’ouvriers agricoles, et la part qu’y avait prise Zénoria l’avait fait condamner indirectement à la déportation. Keen l’avait sauvée et avait lavé l’honneur de son nom. Bolitho ne savait toujours pas si c’était un amour vrai ou la seule gratitude qui leur avait donné un fils.

— Que se passe-t-il, Kate ?

Il l’avait attirée à lui. Elle commença lentement :

— Je ferais n’importe quoi pour te donner un enfant, notre enfant. Pas un enfant qui serait condamné à porter l’uniforme du roi dès qu’il aurait atteint l’âge, comme tous ceux dont je lis les noms dans l’église où ta famille est honorée. Pas un enfant non plus qui serait trop gâté, contre son bien !

Il l’avait sentie se raidir quand elle avait ajouté, amère :

— Mais cela m’est impossible, et, finalement, j’en suis contente. Je préfère profiter de ton amour, jouir de chaque moment lorsque nous sommes ensemble, même si ces instants sont trop brefs. Et puis, parfois, ce démon revient me tourmenter. Parce que tu m’as tant donné, tes amis, ou ceux que tu croyais être tels, la liberté qui t’habite et qui te pousse à ne pas remarquer ceux qui guettent tous tes gestes avec envie.

Elle se laissa aller dans ses bras, scrutant chacun de ses traits. Des larmes roulaient sur son visage, ce qui lui arrivait rarement.

— Tu en fais tant pour les autres et pour ton pays. Comment osent-ils faire preuve d’une telle haine, d’une telle mesquinerie dans ton dos ? A bord du Pluvier Doré, j’ai souvent eu très peur, mais je n’aurais voulu échanger mon sort avec personne. Ce sont tes qualités, dont tu n’as même pas conscience, qui ont conquis mon cœur. On parle de toi, on fait des chansons sur toi dans les tavernes – marin entre les marins, comme ils disent, mais ils ne sauront jamais ce que j’ai fait et connu grâce à toi.

Et puis, à la fin de la seconde semaine, un messager à cheval envoyé par l’Amirauté était monté jusqu’à la vieille demeure grise en contrebas du château de Pendennis. Il venait remettre dans l’habituelle enveloppe scellée les ordres qu’ils attendaient tous les deux.

Bolitho alla s’asseoir près de l’âtre vide, dans la grande salle où il avait écouté ses premières histoires de mer, de contrées lointaines, les récits que lui faisaient son père et son grand-père. Difficile à présent de distinguer l’un de l’autre, dans cette maison où avait commencé la vie de tant des siens, comme en témoignaient tous les portraits accrochés aux murs, et où bien peu étaient revenus. Il tourna et retourna l’enveloppe entre ses mains. Combien de fois en avait-il reçu de semblables… A réception de ces ordres… vous vous rendrez sans tarder… A bord d’un bâtiment, pour rallier une escadre, afin d’accomplir une mission inconnue au service de Sa Majesté qui en demandait toujours plus, jusque sous la gueule des canons si nécessaire.

Il entendait la femme de Ferguson discuter avec le messager. Elle ne le laisserait pas partir sans l’avoir abondamment rassasié ni sans lui avoir fait goûter son cidre maison. Le reçu signé par Bolitho allait faire le chemin inverse vers Londres, passer de secrétaire à secrétaire, jusqu’aux chefs de l’Amirauté. Des gens qui connaissaient à peine les innombrables marins et vaisseaux qui mouraient pour leur roi et leur pays, et qui s’en souciaient encore moins. Il suffisait d’un trait de plume de l’un de ces gratte-papier pour que des hommes meurent ou se retrouvent horriblement défigurés, tel cet inébranlable James Tyacke. Bolitho le revoyait comme si c’était hier, la Larne, son brick qui venait sur la chaloupe à bout de bord, alors qu’ils étaient sur le point de mourir. A présent, Tyacke, que les négriers qu’il pourchassait avaient surnommé le « diable à la demi-figure », commandait son bâtiment comme seul lui savait le faire, et dans un but connu de lui seul. Ces secrétaires de l’Amirauté se seraient détournés avec horreur s’ils avaient vu cette figure ravagée, tout simplement parce qu’ils étaient incapables de deviner le courage et l’orgueil de celui qui portait cette cicatrice comme un talisman.

Il sentit la présence de Catherine et, lorsqu’il leva les yeux, vit qu’elle avait retrouvé son calme.

— Je suis là, lui dit-elle.

Il déchira l’enveloppe et parcourut rapidement les lignes tracées d’une belle écriture ronde sans remarquer son inquiétude quand, inconsciemment, il frotta son œil malade.

Il lui dit lentement :

— Nous allons devoir retourner à Londres, Kate.

Puis il laissa errer son regard sur les arbres, sur le ciel clair que l’on apercevait à travers les portes grandes ouvertes. Il fallait quitter ces lieux.

Il se souvint soudain que son père s’était assis là, dans ce fauteuil, lorsque bien souvent il leur racontait des histoires, à lui et à ses sœurs. De là où il était, on apercevait les arbres et le flanc de la colline, mais pas la mer. Était-ce pour cette raison que son père, si courageux, si sévère, aimait se tenir à cet endroit ?

— Ce n’est pas un nouveau vaisseau amiral ?

Elle parlait d’une voix très calme, mais au mouvement rapide qui soulevait sa poitrine, on devinait qu’elle déguisait ses sentiments.

— Apparemment, ils aimeraient discuter d’une nouvelle stratégie – il haussa les épaules : Quelle qu’elle soit.

Elle devinait ce qu’il en pensait. Son cerveau se rebellait à l’idée de devoir quitter cette paix qu’ils avaient partagée au cours de ces deux semaines.

— Même si elle ne vaut pas Falmouth, Richard, ma maison de Chelsea est un petit paradis.

Bolitho reposa l’enveloppe sur la table et se leva.

— Ce que l’on disait de Lord Godschale était exact. Il a quitté l’Amirauté et ce Londres qu’il aimait tant, même si je soupçonne que ce ne soit pas pour les bonnes raisons.

— Qui vas-tu rencontrer ?

Elle parlait d’un ton égal, très calme, comme si elle savait déjà à quoi elle devait se préparer.

— L’amiral Sir James Hamett-Parker.

Il revoyait nettement cette bouche aux lèvres minces, ces yeux clairs, comme si l’amiral avait fait irruption dans la pièce.

Elle plaqua la main sur sa poitrine :

— Ce n’est tout de même pas celui qui…

Il eut un sourire triste.

— Mais si, Kate chérie, le président de la cour martiale qui a jugé Thomas Herrick.

Et dire que c’était seulement l’an passé. Il ajouta :

— Ainsi, c’est lui qui tient le fouet désormais.

Il se retourna en entendant Ozzard qui arrivait avec deux verres sur un plateau.

Catherine regarda le petit homme en souriant.

— Vous arrivez au bon moment, c’est encore mieux que si vous aviez un sablier !

Ozzard la fixa, toujours aussi impassible.

— Merci, milady – et à Bolitho : J’ai pensé qu’un peu de vin du Rhin vous conviendrait, sir Richard.

Il n’y avait pas de secrets dans cette maison, la nouvelle allait bientôt se répandre dans la propriété puis en ville. Bolitho repartait. Pour la gloire ou pour quelque nouveau scandale, il était trop tôt pour le savoir. Il attendit que la porte se referme et tendit un verre à Catherine.

— Je lève mon verre à ma Kate bien-aimée.

Il s’exécuta dans un sourire.

— Ne t’inquiète pas trop du successeur de Godschale. A mon avis, mieux vaut connaître son ennemi que de perdre un ami.

— Faut-il vraiment que ce soit toujours toi, Richard ? Je te l’ai déjà dit bien des fois, même au risque de t’irriter. Je sais que tu détesterais recevoir une affectation à terre… à l’Amirauté peut-être, où les chefs respectés dans ton genre ne courent pas les rues, j’imagine ?

Il lui prit son verre et le posa à côté du sien. Puis il lui saisit les mains et la contempla un bon moment. Elle pouvait presque ressentir la lutte intérieure qui se déroulait en lui.

— Cette guerre ne peut plus durer bien longtemps, Kate. Sauf si le Destin nous devient contraire, elle doit cesser. L’ennemi va perdre son beau moral une fois que nos soldats arpenteront ses rues.

Elle savait que ce qu’il lui disait était important, trop vital pour qu’elle se risque à l’interrompre.

— J’ai passé ma vie à la mer, comme tous ceux de ma famille. Pendant les vingt ans et au-delà où j’ai servi, j’ai combattu les Français, ainsi que les alliés qu’ils s’étaient faits à telle ou telle époque – mais toujours les Français. J’ai vu trop d’hommes et de petits garçons se faire hacher au combat, je me blâme moi-même du sort de bien d’entre eux – il lui serra les mains plus fort et conclut : Cela suffit. Lorsque l’ennemi affalera ses couleurs…

Elle le regardait fixement.

— Tu as l’intention de démissionner ? De renoncer à cette vie que tu as toujours connue ?

Il esquissa un sourire. Plus tard, en songeant à cet instant, elle se dirait qu’elle avait vu alors le vrai Richard, celui qu’elle avait aimé avant de manquer de le perdre, celui qu’elle ne partageait avec personne.

— J’ai envie de rester avec toi, Catherine. Lorsque la guerre sera finie, c’est une nouvelle marine qui naîtra, avec des officiers plus jeunes, comme Adam, qui amélioreront la vie du marin.

— Comme cette chanson que chantait un jour Allday, « pour veiller sur la vie du pauvre mathurin ». Nos hommes l’ont bien mérité, et plutôt cent fois qu’une.

Ils se dirigèrent vers les portes, elle désirait voir le verger et le flanc de la colline, avec toute cette floraison de roses qu’elle avait plantées avant son retour. Bolitho lui dit doucement :

— Il y a un moment où cela doit arriver dans la vie de tout marin.

Il contempla pour la première fois la mer ; l’horizon se découpait nettement, comme la lame d’un sabre.

— Je pense que ce brave Nelson le savait, lui aussi, bien avant de monter sur le pont, le jour de Trafalgar.

Il la regarda.

— Mais je ne suis pas encore prêt, Kate chérie. Le sort en décidera, pas Hamett-Parker.

Ils entendirent des claquements de sabots dans la cour des écuries, le messager s’en retournait avec la brève réponse de Bolitho aux lords de l’Amirauté.

Il lui sourit encore et lui serra plus étroitement la taille. Qu’il en soit ainsi.

 

Une mer d'encre
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